VALENTINO: LE PAVILLON DES FOLIES S/S 25

par | Sep 30, 2024 | DEFILES, NEWS

Nous sommes des créatures fragiles, confrontées en permanence au sentiment de nos limites. Nous avançons sur la pointedes pieds au milieu de miroirs qui se brisent sous le poids de notre démarche. Il n’est pas un pas que nous ne fassions sans risquer l’achoppement ou la chute. Il n’est pas une respiration qui ne porte en elle l’ombre de la vulnérabilité. C’est toutefois cette même condition qui nous initie au sens véritable de notre dimension temporelle. Quel sens pourrait avoir, en effet, notre séjour terrestre, s’il n’était pas limité dans le temps, mais s’avérait être infini ?

Le caractère limité de l’existence, par conséquent, « contribue à lui donner un sens, et non à l’en priver » (V. E. Frankl). Plongés comme nous sommes dans l’infinité absurde du devenir de toute chose, nous ressentons le besoin impérieux de donner un sens à ce monde de tumulte, de traverser le mystère de la vie en recherchant quelque chose qui puisse lui restituer sa valeur et sa consistance.

C’est dans un tel cadre que la beauté peut se constituer comme un remède contre l’angoisse qui naît devant le caractèreobsolescent et indéterminé de notre destin. Comme un point d’ancrage pour naviguer au sein de ce « pavillon des folies » que nous appelons la vie. Loin d’être fugace et inconsistante, la beauté est, en effet, en mesure de réconforter et d’accueillir la vie dans une étreinte conservant la chaleur des corps. Sa fonction est réparatrice : elle berce la fragilité et panse le désordre du réel.

Mais qu’est-ce que la beauté ? Comme l’affirmait Théophile Gautier : « il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien », parce qu’affranchi de la logique du besoin. La beauté, cependant, n’est inutile qu’en apparence. Je pense aux couleurs chatoyantes des fleurs. Ces teintes enivrantes sont le moteur de l’un des labeurs les plus précieux et fragiles que nous connaissions : la pollinisation. Les abeilles remplissent leur extraordinaire rôle de généticiennes de la planète en se fondant sur le goût et la rationalité esthétique. Leur évolution dans l’entrelacs labyrinthique des formes colorées se fait au gré d’une quête fébrile de la beauté.

 

 

Peut-être Montaigne avait-il raison : « il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité même ». Surtout si elle sert à nourrir notre bonheur. Nous le savons : lorsque nous créons de la beauté, ou que nous la reconnaissons dans le flux indifférencié et chaotique de nos existences, nous sommes comme transportés dans un état de joie capable de nous arracher à la vacuité du sens. Il s’agit d’un mouvement, subtil et incendiaire, qui nous interpelle tout entiers, agissant comme un surprenant propagateur de plénitude.

Quand je parle de la beauté je ne me réfère évidemment pas à l’élévation de celle-ci au rang de mythe universel, dogmatique, normatif. Je fais plutôt référence à cette capacité de ressentir profondément, d’entrer en contact avec quelque chose qui ouvre et révèle un nouvel univers de sens : une épiphanie dans laquelle deviennent immédiatement visibles les connexions qui existent entre nous, les choses, et tous les vivants.

Ce sentiment peut soudainement s’enflammer quand nous entrons en contact avec une œuvre d’art, ou lorsque nous contemplons l’enchantement du cosmos. Il s’agit de l’indicible d’une lumière, du caractère sacré d’un sein gorgé de lait, de la splendeur d’une robe finement brodée, du long prélassement de l’âme sur la chair, de la souveraineté du vide, de la poursuite des lucioles en quête d’amour, de l’odeur de la terre humide, de la caresse d’un volant en organza, du miracle des bibliothèques, du glacis subtil d’une aquarelle.

La beauté est semblable à ce que Martin Heidegger appelle alètheia (ἀλήθεια) : c’est-à-dire à un dévoilement, à une révélation. Dans son surgissement inopiné, elle embrase la poitrine, elle ébranle la terre. Mais nul ne parvient à la nommer avec précision parce qu’il appartient à son essence de n’être jamais complètement saisissable par le langage. En tant qu’elle est la plus grande consolation du rêveur, la beauté devient donc « la puissance avec laquelle on regarde l’impuissance des choses » (E. Severino), l’éclat de lumière qui nous protège de la grisaille de l’absurdité, le remède magique capable de nous faire traverser l’abîme de l’éphémère. Cette précieuse et fine toile d’araignée qui nous permet de virevolter au-dessus du vide.

Alessandro