Constellations

par | Mai 18, 2022 | NEWS

Les destins d’Hannah Arendt et de Walter Benjamin sont marqués par l’exil. Juifs tous les deux, ils se rencontrèrent pour la première fois à Paris dans les années 1930, après avoir quitté l’Allemagne. Ils se retrouvaient chez Benjamin, au 10 rue Dombasle, qui organisait des débats entre émigrés. Une réelle amitié débuta alors, un lien très fort. Dans une lettre de 1937, Benjamin écrivit à Arendt : « mes cordes vocales brûlent d’impatience de se confronter aux vôtres. Toutes mes amitiés ». Cet échange intellectuel et leurs biographies sont étroitement intriqués. Au début des années 1940, l’aggravation de la situation politique les poussa tous deux à se rendre au Portugal dans l’espoir de s’enfuir aux États-Unis. C’est à ce moment que Benjamin confia à Arendt certains de ses manuscrits, notamment le célèbre Sur le concept d’histoire. La suite est bien connue. Arendt atteignit New York. Benjamin fut arrêté par la police et se suicida à la frontière espagnole. 

Bien des années plus tard, en 1968, Arendt publie un essai sur Benjamin : un hommage délicat et surprenant à son ami tragiquement décédé. C’est sa tentative dévouée et intime de raconter l’histoire du penseur allemand qu’elle décrit comme un inestimable Pêcheur de perles. Comme dans une fresque, elle évoque son personnage, poétique et marginal, non conformiste au regard de l’orthodoxie dominante. Arendt s’attarde également sur les dernières heures de Benjamin :

Le 26 septembre 1940, Walter Benjamin, qui était sur le point d’émigrer en Amérique, se donna la mort à la frontière franco-espagnole. Ses raisons étaient diverses : la Gestapo avait confisqué son appartement parisien avec sa bibliothèque (il avait pu sauver d’Allemagne « la partie la plus importante ») et une bonne partie de ses manuscrits, et il avait motif à s’inquiéter aussi des manuscrits qu’il avait pu, avant de fuir Paris pour Lourdes, en zone non occupée, entreposer à la Bibliothèque nationale, par l’intermédiaire de Georges Bataille. Comment allait-il lui, vivre sans bibliothèque, et comment subsister sans son considérable recueil de citations et d’extraits ?

Cette question rhétorique d’Arendt est un exposé précieux et touchant qui doit nous interroger sur l’héritage de Benjamin. Comme nous le rappelle Viviana Gravano, cette question nous incite à penser que « quand il perdit sa capacité à assembler son réseau de citations en vue de construire sa propre pensée, Benjamin réalisa qu’il valait mieux disparaître pour toujours. Autrement dit, il déclara, au plus fort de la période nazie, qu’il est impossible de se passer de la pensée des autres pour exprimer quelque chose ». Selon cette interprétation, Benjamin ne pouvait pas survivre sans ce riche système de souvenirs et de références croisées qui avait toujours donné vie à sa pensée éclectique.

Après tout, Benjamin était un collectionneur de citations. Il les découvrait au fond de la mer et les ramenait à la surface, comme des perles précieuses et rares. Il les réassemblait, comme des fragments de pensées devant être recomposés, reconstruits et mis à jour. Il retissait des liens en remodelant avec passion pour dévoiler des corrélations et des articulations. Cette capacité extraordinaire à mettre en lumière des connexions autrement invisibles fait de Benjamin la figure paradigmatique de ceux qui pensent en constellations. Un terme qu’il a transformé en concept philosophique. Ce qui peut sembler à première vue atomisé et dispersé, comme les étoiles de la voûte céleste, devient, à travers les yeux de Benjamin, un assemblage d’associations : une structure conjonctive éclairant les ténèbres grâce à la soudaine révélation d’une constellation.

Pour Benjamin, la constellation est une apparition soudaine, pleine de tensions. C’est ce qui naît de la capacité à établir des liens entre des fragments de mondes qui sinon seraient dispersés : une poussière fiévreuse de citations qui s’enflamme en cas de contact.

Ce modèle astral englobe également la relation entre Benjamin et le passé. D’après le philosophe allemand, l’histoire n’est pas une boîte de reliques privées de leur poids subversif, mais plutôt une réserve créative de praxis. Le potentiel explose quand des fragments et des citations du passé entrent en harmonie avec le présent dans une constellation flambant neuve. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation » (W. Benjamin).

Une pensée de la constellation implique donc de saisir la synchronie « entre un moment présent spécifique et un lieu du passé tout aussi spécifique, puisque ce n’est que la polarisation à grande distance de leur entrée dans une constellation hic et nunc qui donne à un certain passé et à un certain présent leur actualité dynamique » (G. Gurisatti).Grâce à cette rencontre, Benjamin fait trembler le monde avec de nouvelles cosmogonies : des configurations de la réalité inconnues jusqu’alors et capables de briser les contraintes de la tradition.

Si un penseur a bien réussi à garder unies des choses si éloignées dans le temps et dans l’espace en les réarticulant sous la forme de constellations débordantes, c’est bien Walter Benjamin. J’exprime ma gratitude à cet homme qui ne put survivre sans ces citations.