Le 1er février 1941, en des heures sombres où la guerre fait rage et les batteries antiaériennes déchirent le silence des cieux, un jeune étudiant de la Faculté de Lettres de Bologne envoie une lettre à un ami d’enfance. Il lui parle des éclats changeants du désir – érotiques, joyeux, innocents – qui continuent de s’embraser malgré les ombres inquiétantes qui enveloppent son présent.
Il écrit entre autres choses : « la nuit dont je te parle, nous avons vu une quantité énorme de lucioles, qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de broussailles, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières ».
Cet étudiant n’est autre que Pier Paolo Pasolini. Les lucioles qu’il évoque représentent, à ses yeux, une certaine capacité de résister à la nuit la plus noire : des luminescences erratiques et riches de vie, des fragments intermittents de poésie incarnée, des scintillements insaisissables et, pour cette raison même, capables de survivre à l’obscurité du fascisme triomphant.
Le 1er février 1975, 34 ans exactement après ce message d’espoir confié à la splendeur des lucioles, Pasolini publie un article évaluant la situation politique et la standardisation culturelle dévastatrice à l’œuvre au sein de l’époque. Il est vrai, affirme-t-il, que le fascisme des années 1930 et 1940 a été vaincu. Mais ce même fascisme a su renaître sous une forme radicalement et imprévisiblement nouvelle. Il est fait ici allusion au conformisme détruisant les valeurs, les âmes et les langues : une nouvelle nuit, si impénétrable qu’elle en dévore entièrement toute différence ainsi que les danses lumineuses des lucioles en quête d’amour. Voilà la théorisation définitive de la « disparition des lucioles ».
L’historien de l’art Georges Didi-Huberman ne croit cependant pas à cette prophétie. Il partage l’inquiétude qui traverse les mots de Pasolini, mais affirme qu’il est impossible de se résigner au ton apocalyptique avec lequel y est entériné le triomphe des ténèbres. Il existe encore des survivances lumineuses, des anachronismes et des lueurs balbutiantes dessinant des espaces de possibilité. Naturellement, ces traces lumineuses sont très faibles. Il est difficile de les apercevoir. « Il faut environ cinq mille lucioles pour produire une lumière équivalente à celle d’une unique bougie » (G. Didi-Huberman). Il faut un œil encore capable d’imagination et de désir. En ce sens, la disparition des lucioles prophétisée par Pasolini ne serait que le fait de l’incapacité d’un regard atrophié à lire dans l’obscurité certains signes d’espoir. Ce ne sont pas les lucioles qui sont mortes, mais notre capacité à les percevoir. Nous ne sommes plus en mesure de « chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire place » (I. Calvino).
Il faut aussi désarmer nos yeux et raviver notre regard. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrions comprendre comment l’obscurité de notre présent est en réalité parcourue de délicats essaims de lucioles : d’indices qui annoncent d’autres mondes à venir, de traces d’une beauté qui résiste à la standardisation, d’épiphanies sensibles capables de nous reconnecter à l’humain. La mode, en ce sens, peut devenir une alliée précieuse. C’est à elle qu’incombe la tâche d’éclairer ce qui se plaît à se cacher, en portant à la surface de timides indices de l’avenir. C’est à elle qu’appartient la capacité de profaner l’existant, en libérant des étincelles enchantées et des signes lumineux chargés de grâce. Il s’agit d’éclats fugaces dans les ténèbres, de constellations de lucioles en mesure d’ouvrir des brèches de possibilité et de nourrir politiquement l’imagination.
ALESSANDRO

